Texte du catalogue de l’exposition solo d’Emmanuelle Bouyer, Centre d’Art Camille Lambert, Juvisy-sur-Orge, février 2022
Mais les œuvres d’art, ainsi que nous les appelons, ne sont pas des objets, ce sont des choses qui continuent d’évoluer avec le temps qui ne sont jamais achevées, et nous ne devrions pas nous contenter de les regarder, de les observer, mais unir nos vies à elles. Tim Ingold (1)
Emmanuelle Bouyer entretient un rapport prééminent et agissant avec les lieux. C’est dans les lieux qui se présentent à elle qu’elle vise à rendre apparente sa matière de prédilection : l’énergie fluide de la lumière — celle qui constitue un espace et se manifeste ostensiblement dans la vie. La lumière « se transmet de proche en proche par ondulations successives » (2) comme le son. Il s’agit donc d’apprivoiser ces courbures et ces remous. Cette approche est le début de l’aventure, ce qui motive le désir, ce qui amorce le processus.
L’artiste obtient une première résidence à l’Observatoire Camille Flammarion à Juvisy-sur-Orge en 2019. Ce lieu que j’ai visité avec elle est incroyable. Avec sa lunette équatoriale, la coupole astronomique est de toute beauté. D’emblée, ce sont les rayons du soleil qui portent l’artiste dans son élan, ceux qui traversent les hublots colorés du lieu confectionnés par l’astronome. Mais aussi ceux qui glissent sur les feuillages des arbres du parc en contre-bas du bâtiment. Elle fait beaucoup de photos comme elle prendrait des notes. Elle photographie des visions de l’intérieur de l’observatoire, notamment des reflets provoqués au sol. Elle photographie aussi les visions de l’extérieur perçues à travers ces ouvertures fardées qui transforment la perception du paysage en même temps que celle du regard. À travers le hublot jaune, le paysage inondé de soufre semble bruire d’une pluie acide, à travers le rouge, il est irradié comme la fin d’un monde atomique, il est plus sourd dans la nuit du bleu comme reposé dans le fond des mers. Dans cette griserie du mouvement de la lumière, et cherchant même à apaiser le débordement qu’elle provoque en elle, l’artiste suit ses intuitions. Il lui apparait comme une évidence l’importance d’y observer le déplacement du soleil à chaque solstice et à chaque équinoxe, ces instants intenses du cosmos, ces moments de dialogues paroxystiques entre le jour et la nuit. Une fois, elle pose au sol des cercles de papier blanc, réceptacles des rayons lumineux qui traversent les hublots pigmentés, créant ainsi des émanations lumineuses et vibratoires. Ces dernières m’évoquent les créatures diaprées des abysses, ces êtres aux formes insolites défiant l’imagination, ce peuple silencieux doté de bioluminescence, évoluant indéterminé entre particules cosmiques et organismes marins. Une autres fois, telle une arachnéenne, elle tend des fils à l’intérieur de la coupole pour rendre visible le glissement de la lumière dans le vide. Elle avait déjà plusieurs fois tracé sur des murs la danse des reflets et des miroitements. Dans toutes ces tentatives, se déploient les dessins instables de la course du temps. Parfois en se rappelant à la magie de l’enfance, cette fuite se temporise un peu autour de l’animation de ses « OPNI » (3), ces objets non identifiés fabriqués avec des paillettes, comme extraites directement de la poussière des étoiles.
Ainsi, Emmanuelle Bouyer est irrésistiblement attirée par l’éclat de la lumière. Non pas pour sa rutilance mais pour sa fugitivité, pour son évanescence. Elle « l’adore » dirait-elle, pour la fragilité de ses scintillements, la faillibilité de son chatoiement. Si l’artiste poursuit la course du soleil dont elle rend compte dans ses installations précaires, ou dans les tracés de ses dessins tels des cartographies luminescentes, c’est plutôt l’étoile filante qui constituerait chez elle, me semble-t-il, une partenaire quasi sororale.
Cette forme d’énergie fulgurante s’inscrit dans l’ensemble de son processus. En effet, la pensée même de l’artiste s’incarne dans une prégnante intelligence du soubresaut. Elle se construit dans des sortes de spasmes intuitifs, comme par à-coups. Cette création spasmodique invite aisément une place généreuse à la forme du fragment, et des archipels qu’il constitue en se multipliant. La bribe « au-delà de toute fracture, de tout éclat, est la patience de pure impatience, le peu à peu du soudainement » (4). La linéarité, et la prudence qui la prédéfinit, ne sont pas de son ressort. La préférence est donnée aux perpétuels changements d’un état à un autre. Elle est offerte aux métamorphoses conférant tout à la fois une certaine instabilité et un effet merveilleux : un lieu travaillant ces écarts et ces vides, le lieu de l’éventualité d’un miracle. À l’instar d’une attitude poétique toute rimbaldienne, le risque d’un étincelant désastre n’est jamais très loin. Cette possibilité n’est pas une négation de l’œuvre en devenir. Bien au contraire, elle contribue à la singularité de son émergence, imprégnée de doute et régie par une urgence tout à fait bouleversante.
Écartant toute idée d’échec ou de réussite, la possibilité que rien n’advienne sans regret crée un silence installé au creux de l’œuvre. Ce silence étrange où nous sommes invités à entrer dans le mouvement même de son devenir, fait du balbutiement un espace de partage du regard. Cela peut être malaisé pour le spectateur de l’œuvre si ce dernier craint l’impermanence des choses et l’intranquilité des êtres. S’il préfère la rassurance de l’équilibre stable et cartésien, qu’il passe son chemin. « Comme ébauchées d’une main tremblante. Du blanc, du vide, qu’elle disparaisse. Et le reste. Tout de bon. Et le soleil, derniers rayons » (5). L’ artiste aime les choses, non dans leur « parti pris » mais dans leur trouble, leur altération, dans ce qu’elles ont de confusément déséquilibré, de tourmenté, voire même d’irrésolu. « C’est trouble, fugace, impalpable à l’oeil, pour ainsi parler. Si rien n’avait une forme, ce serait cela » (6).
Dans son cheminement cette artiste semble parfois nous démontrer que l’errance est notre seule nature possible et la dispersion notre seule force, comme si nous étions des êtres de l’air, des êtres issus de la matière même de la lumière. Dans ses déplacements intérieurs et fertiles, elle se rend présente pour ce qui n’est déjà plus. Elle est là pour le passage de la lumière, et pour celui du temps. Il s’agit de demeurer dans une sorte de désir incandescent de ce qui peut apparaître ou plutôt, de ce qui peut jaillir. Dans cette attente parfois inconfortable mais essentielle, il n’y a nulle image d’achèvement parce qu’on ne connait pas le chemin et sa destination, on ne sait pas où l’on va être mené. Le processus de création n’est pas motivé par une forme pré-écrite que l’on se représenterait et qu’il faudrait tenter d’atteindre. L’important c’est de se lancer, c’est « d’y aller » en s’aventurant, bien plus que d’arriver au point B en étant parti du point A. Ce qui compte c’est de pister comme un animal aux aguets sans être assuré d’atteindre la cible. Cette sorte de départ absolu est le refus de tout ce qui pourrait être perçu dans la durée, fut-elle minime, de l’arrêt. Dans une infinie recherche, la fin du voyage n’est pas envisagée. La notion de la finalisation de l’œuvre est mise en sourdine.
En dessinant les déplacements de la lumière, ou bien encore en faisant sourdre des rayons lumineux dans le vide, il s’agit de vivre l’expérience délicate et périlleuse de rendre visible les traces immatérielles d’une présence. Ce qu’Emmanuelle Bouyer appelle des « ectoplasmes lumineux ». La nature indéterminée de la substance et ses formes imprécises sont ici mises en avant. L’état lumineux prédomine tout, ainsi que son immanence. Il y a quelque chose de l’impressionnisme dans ce que l’artiste nomme ses « chasses de lumière ». D’ailleurs, quand je me remémore ma visite dans son atelier, un des moments qui me revient clairement est notre échange troublant autour des Nymphéas de Claude Monet. Nous parlions émues de cette étude magnifique des mouvements de la lumière issue de la construction extraordinaire de son jardin à Giverny. Ce jardin est conçu comme une toile inlassablement ondulante. C’est un tableau vivant comme un organisme. Ce paysage parfois ensauvagé a été élaboré par le peintre pour son propre exercice du regard, pour des moments infinis de contemplation, totalement imprégné de ses thèmes de prédilection : le jardin et ses frémissements, les libres mutations des fleurs, le désordre végétal, l’autorité bienveillante des arbres, l’eau et le ciel, le fluide et l’aérien, le frissonnement des choses qui passent sous la caresse d’une lumière perpétuellement fugitive. Giverny est un merveilleux condensé de paysage, et comme une métaphore de la nature entière. Son évocation s’est glissée dans notre conversation naturellement, on comprendra aisément pourquoi. Dans une continuité singulière du grand maitre du 19ème, dans cette traque du mouvement de la lumière, Emmanuelle Bouyer tente de dessiner ce qu’elle nomme la « disparance », c’est à dire « le vide laissé par ce qui se retire » (7). L’artiste cherche à écrire des « ravissements lumineux ». Avec une teneur toute érotique dans les termes employés, cette chasse de lumière reste pourtant sans trophée, car la lumière est intrinsèquement passante. Inconstante, elle glisse, elle échappe, elle se dérobe, elle s’enfuit. On tente de la cerner à certains instants volages juste avant qu’elle change d’état, de teintes, avant qu’elle ne disparaisse. « Cette course poursuite nous emporte dans la rotation de la terre autour du soleil » (8). Et cette expérience à elle seule est vertigineuse.
Juliette Fontaine, juillet 2021
(1) Propos de Tim Ingold rapporté dans Philippe Descola, Tim Ingold, Être au monde, quelle expérience commune ?, Presses Universitaires de Lyon, 2014
(2) Camille Flammarion, Récits de l’infini, 1892
(3) OPNI = Objet à Paillettes Non Identifié
(4) Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980
(5) Emmanuelle Bouyer, Texte collage, juillet 2020
(6) Emmanuelle Bouyer, Texte collage, juillet 2020
(7) Propos apparu lors d’un entretien entre l’artiste et le philosophe Gérard Engrand
(8) Propos de l’artiste