Texte du catalogue de l’exposition personnelle de Thierry Fournier, Université Paul Valéry, Montpellier, du 18 septembre au 23 octobre 2020.
D’abord, il y a le geste qui tâtonne, qui oscille dans sa recherche, tout en jubilant, je dirais même, tout en exultant. En effet, ce que l’on peut d’emblée percevoir dans la série de dessins Órganon de Thierry Fournier, non sans une certaine réjouissance communicative, c’est le plaisir inouï de dessiner. Dans un ravissement jouissif, le geste se fraye tantôt modeste et mesuré, tantôt hardi et incisif. Il trace sans jamais cesser de s’imaginer dans une expérimentation infinie et totalement ouverte. La main heureuse dessine en invitant la forme non encore advenue. Elle dessine sans désigner car comme l’exhorte Henri Matisse, on invoque « le désir de la ligne, le point où elle veut entrer et mourir ». Le dessin est alors la manifestation la plus immédiate et la plus limpide de l’émotion. La plus pure.
Une joie ébouriffante est contenue dans l’élan d’une ligne, dans le modelage lisse et ductile d’une forme. Parfois, le dialogue hérissé entre les couleurs vives s’éclaire d’une musicalité délicieusement aigüe. Ces dissonances colorées qui surgissent de temps à autre restent toujours gracieuses. Elles crissent très légèrement tout en ondoyant. Elles se présentent comme un nœud de discordes actives, maintenu dans un équilibre fragile. Cette précarité les rend précieuses car dans leurs collisions irrésolues, elles ouvrent un espace de liberté essentiel. Des rouges écarlates flirtent avec des verts hirsutes et des jaunes en feu. Ce choix de couleurs crues et de turbulences chromatiques crée une sorte de distorsion dans le réalisme des visions. Certains tracés suscitant le monde végétal sont autant de corolles, de pétales, de calices, de feuilles et de pistils qui pourraient tout aussi bien évoquer des embryons mammifères, des visages sans regard, des gueules cassées, des ombres distordues, des réminiscences lointaines de paysages, ou encore des entités hybrides en devenir. Autant dire des aliens, toujours inoffensifs, campés dans une élégance évidente et ouvragée.
L’écart de réalisme est moins soutenu lorsque les octaves colorés sont doux et indolents, ou lorsque le traitement du fond et la luminosité de la teinte rappellent les radiographies des cavernes profondes du corps. La mélodie des tons rosés évoque plus clairement des formes organiques humaines ou animales : foie, poumon, cœur, vésicule, intestin, et autres. Cet intérieur du corps est traité avec la sensualité élastique d’une peau, comme la volupté d’un creux ourlé du corps, le secret de la paume d’une main, la pudeur délicate d’une nuque. En effet, l’intérieur du corps n’est pas sanguinolent, ses fluides internes sont exsangues et pourtant rubiconds, vermeils et caressants comme la soie d’un épiderme. Ils évoquent les joues rosées d’un portrait de François Boucher.
Cette appétence au dessin n’est pas nouvelle chez Thierry Fournier, qui, architecte de formation, dessine depuis très longtemps. Dans une myriade de carnets, l’artiste fait des croquis en amont de tous ses projets, de toutes ses installations. Mais avec Órganon, c’est la première fois qu’il lui donne une part décisive, un espace souverain. C’est aussi la première fois que l’artiste fait une exposition exclusivement d’œuvres dessinées. Elles s’y déploient à part entière et se développent en une série ample de plus d’une trentaine d’œuvres. Les formats sont très divers. Ils vont de l’échelle d’un champignon lové au ras du sol, au milieu du peuple de l’herbe, à celui d’une spacieuse surface de deux mètres sur trois, narguant l’architecture et l’immensité du ciel. Le dessin devient alors un territoire expérimental au sens fort du terme, voire même au sens phénoménologique.
Il s’agit de la recherche d’une forme expansive et non pas d’une forme achevée, ni close ou exactement calibrée. On explore plutôt une forme organique qui continue de se renouveler dans une « proliférance » généreuse, dans un déploiement pluriel. L’indétermination de certains modelés ouvrent vers la possibilité d’une multiplicité d’interprétations en convoquant ce chaos équivoque qui menace le fond de toutes choses, et que le dessin peut rendre parfois tangible. Les dessins de la série Órganon sont ardents et non définitifs, toujours en devenir dans un désir ajourné, suspendu, sans rien en eux qui pèse et qui se pose. Si la palette colorée fait songer à l’incandescence d’un David Hockney, lorsque la vision est équilibrée, c’est à l’intérieur de la forme que la pullulation se propage tel un ventre enceint.
Le geste autour duquel un espace se configure n’est pas étranger à l’art de l’aquarelle et du lavis japonais, le sumi-e. De ce dernier, la série Órganon emprunte bien plus que la fluidité du geste. De cet art qui tend à l’épure absolue, Thierry Fournier en retient les modifications fertiles et délicates de la dilution de l’encre ou de la couleur. Mais il convoque aussi les subtilités de la position du pinceau, de la force et de la vitesse du geste pour jouer sur l’épaisseur et la netteté des lignes autant que sur la saturation de la teinte. En écrivant ainsi, nous pourrions croire que l’artiste a travaillé sur des papiers de fabrication artisanale avec des pinceaux de différentes épaisseurs, en poils de martre ou de petit-gris à la capillarité insurpassée. Il n’en est rien car les dessins d’Órganon sont numériques. Ils ont été créés sur un iPad avec un logiciel de dessin et un stylet sensible à la pression. Ils ont été ensuite imprimés sur pvc. L’importance centrale de l’outil dans le sumi-e se retrouve dans l’utilisation de la tablette. La pression du stylet est névralgique comme celle d’un pinceau. Il s’avère que les outils numériques proposés émulent des médiums analogiques et sont d’une excellente justesse imitative. D’un panel abondant, l’artiste a choisi un seul outil qu’il a lui-même paramétré.
Comme il le dit page 16 [dans son entretien avec Nathalie Moureau], « le logiciel émule un aérographe, avec lequel je fais varier trois paramètres : la couleur et – en direct pendant le dessin – l’épaisseur du trait et la transparence. (…) Je joue en direct sur l’épaisseur du trait avec un curseur que je manipule de la main gauche ; et la transparence avec la pression du stylet sur la tablette. » Les dessins sont réalisés dans un temps rapide de quelques minutes. L’artiste ne gomme pas, n’apporte aucune correction au dessin. Si ce dernier n’est pas satisfaisant, il est recommencé jusqu’à ce que le geste soit limpide et juste, jusqu’à ce que la perception soit fidèle à l’intention. C’est cette association paradoxale entre une opération irréversible et un médium numérique comme la tablette qui confère à ces dessins leur dimension performative : leur organicité et leur sensualité héritent directement du geste de l’artiste.
Il faut rappeler qu’avant de devenir une série de dessins, le projet imaginé était une création de sculptures, d’objets proches des limites du vivant comme ceux présents dans l’installation Nude, où Thierry Fournier déploie un corps composite fait de cuirs animaux et de peaux artificielles en silicone. Avec Órganon, il explore un lexique de fragments corporels d’origines inconnues, élaborant des entités hybrides et incertaines. En filant la métaphore biologique, la série entière compose une même famille au sens zoologique du terme en rassemblant trois espèces : les carnés, les végétaux et les négatifs. Cette classification est surtout déterminée par le travail de la couleur. Les carnés sont rouges et chairs, les végétaux sont verts et jaunes, et les négatifs sont traités comme des radiographies médicales sur fond brun. Telle une inépuisable prolifération, ce travail sériel ne semble n’avoir ni début ni fin, une forme en engendre toujours une autre à l’instar d’une multiplication cellulaire inépuisable, d’une vie organique ininterrompue.
Par là même le titre Órganon est résonnant, évocateur, presque incantatoire. Cette série est en effet un organisme qui s’installe, s’harmonise et s’expose à l’échelle de tout un campus, un immense parcours à l’intérieur duquel nous sommes invités à déambuler, voire même à habiter. Tout comme les lignes et les formes fourmillent sur les dessins, ces derniers se propagent autant à l’intérieur des bâtiments, que sur l’architecture et dans les jardins extérieurs. Au-delà du remarquable intérêt qu’il y a à exposer des œuvres dans un lieu non concédé à l’art, le travail de Thierry Fournier tend souvent – et tout particulièrement ici – à proposer une exposition pensée comme médium. En mettant en jeu l’inscription des œuvres dans un espace très étendu, la singularité de leurs dispositions réactive le processus de création des dessins, ou tout au moins le prolonge, le perpétue. Le temps est au centre de cette démarche, celui de la conception du montage fait écho à celui de l’expérience de la déambulation où on découvre petit à petit les dessins dans les méandres du parcours. Ils ne sont pas donnés à voir d’emblée ou les uns à côté des autres, mais au gré des chemins arborés, des jardins, du déplacement de la marche du spectateur.
Tout comme le temps, la notion d’espace est remarquable dans le travail de cet artiste. Dans plusieurs de ses installations, en particulier sonores, l’espace constitue même une matière, beaucoup plus qu’un lieu. Invités à y entrer, il s’agit de l’entrouvrir, de le fendre et d’y pénétrer en se laissant envelopper. Notre corps est par là même très impliqué. Avec Órganon, notre complicité est aussi conviée, cette fois dans le temps déployé d’une promenade créée par l’artiste. Un long dialogue s’instaure avec l’architecture, dans les reliefs d’un paysage riche et complexe. Les emplacements variés des œuvres tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, nous invitent à musarder, à les dépister parfois dans des endroits insolites : à même la terre, parmi les herbes et les fleurs, dans les tapis de mousse, sur les branches des arbres. Lorsqu’ils ne sont pas placés dans des salles du bâtiment, les dessins se nichent dans les larges feuilles d’un magnolia, dans la ramure d’un lilas des Indes ou encore sur l’écorce d’un pin. Ils semblent proliférer partout comme un grand corps tentaculaire à l’image de la double hélice formée par les molécules d’ADN.
La performance de l’artiste lors du vernissage s’ancre dans cette manière singulière d’éprouver l’espace. Il choisit pour cela un endroit central du campus, comme s’il était le lieu natif de toute la série des dessins. Sans parler d’endroit magique, c’est pourtant en ce lieu précis que les dessins semblent se raviver comme s’ils étaient dynamiques, éveillés, semblables à des êtres vivants. Sous de majestueux mélèzes, l’artiste en a clairsemé de part et d’autre, comme un animal laisserait des empreintes de son passage furtif. Presque invisibles ou doués de mimétisme, les plus discrets sont d’une teinte verte comme la chlorophylle et se clapissent sous les épines. D’autres ont été recouverts comme pour nourrir la terre, bientôt absorbés par elle. D’autres, agrainés au sein des ramures, s’enroulent autour des branches devenus des greffes d’écorce, telle une partie de son épiderme végétal assimilé dans l’arborescence.
Ainsi, depuis son déploiement jusqu’à sa diffusion dans les plis intimes du paysage, le geste de l’artiste nous livre ici une expérience originale du dessin ouvrant sur une multiplicité, un foisonnement inédit des possibles.
Aubervilliers, janvier 2021