La Vie silencieuse

La Vie silencieuse exposition collective avec Harold Guérin Maude Maris, Kristina Shishkova et Stéphane Thidet, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars-mai 2020, Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

La peinture et la sculpture parlent et pensent, mais en silence. Devant une peinture, nous sommes à un seuil où les mots se désemplissent de sens et s’assèchent, se creusent et peut-être disparaissent tout à fait. La pensée articulée se délite, se disloque, vacille. « La peinture n’a rien à voir avec la raison raisonnante ».(1) Si la poésie le fait déjà par sa fulgurance ou la dislocation de son langage, la peinture et la sculpture nous éloignent très radicalement du discours. Quand la poésie fissure l’éloquence, et quand le dessin, par le travail de la ligne se rapproche d’une écriture, la peinture et la sculpture, elles, deviennent un poème élargi, mais coi. Elles nous suspendent à leur seul étonnement, à leur infinie résonance. En acceptant cette éclipse du langage, nous séjournons alors dans l’intensité d’un désordre, dans le tumulte d’une interruption, d’une césure incertaine : celle du langage. Le régime des œuvres plastiques n’est pas discursif, mais relève de ce qui se tait et qui ne parle pas.

Cette nouvelle exposition au CAPA se place donc sous le signe du silence et, pourrait-on dire, de l’inquiétante douceur qu’il peut susciter par sa puissance. Elle est définitivement du côté de l’absence du langage ; les seuls sons de l’exposition proviennent d’une vidéo de Stéphane Thidet, Half Moon, sourdant les bruits nocturnes d’une nuit d’été à Saratoga. C’est aussi la seule œuvre où apparaissent des êtres vivants – des animaux. Car, se plaçant du côté des choses muettes, avec une prédominance minérale, cette exposition ne présente aucune figure humaine. En prenant le parti des choses (2), elle effleure ou aborde le genre de la nature morte, still life qui se traduit en anglais par vie immobile, signifie aussi dans un anglais moins usité une vie calme, une ambiguïté qui irrigue le titre de La Vie silencieuse.

Quand il ne fait pas de photographie à la chambre, Harold Guérin dessine sur du papier de verre ou avec de la poussière de terre frottée sur du papier. Aussi, il fabrique des objets à partir de matériaux issus de paysages qu’il a arpentés tels que le grès rose des Vosges ou des prélèvements de terre. Maude Maris conçoit en peinture des espaces artificiels à partir d’agencement d’objets qu’elle a créés dans son atelier et qu’elle photographie dans de petites mises en scène. Kristina Shishkova conçoit, souvent en grand format, des paysages à partir de la longue observation d’objets – notamment de pierres – et de contemplation de paysages dont la temporalité s’en trouve ainsi suspendue. Quand il ne crée pas d’installations, parfois de grande envergure mais toujours à l’échelle de l’espace dans lequel il intervient, Stéphane Thidet agence dans une poétique subtile des matériaux naturels avec des objets industriels. Dans leur rapport aux choses et dans leur pratique, ces quatre artistes reconsidèrent à leur manière la possibilité d’un réenchantement à partir d’extraits et de prélèvements du monde.

La démarche d’Harold Guérin est étroitement liée à sa déambulation dans les paysages. Il y a chez cet artiste un fil tendu entre exploration, observation et recherche. Le temps de la pensée se noue au temps de la promenade dans les courbes généreuses de la nature, la pensée s’ajustant au déplacement du corps dans ses multiples teintes et textures. De cette attitude qui semble énoncer les liens de l’homme avec le monde naturel, persiste peut-être une trace du Land Art. À l’instar d’une errance un tantinet élégiaque, la posture romantique est nourricière et inspirante. La nature demeure une égérie, et devient le corps et la matière même de l’œuvre. Le déploiement des pas sur le relief du monde éveille les rêves, peut-être même le désir de créer. Les chemins du paysage sillonné évoluent vers des mondes possibles malgré leurs modifications, leurs inéluctables mutations, leur vulnérabilité déterminée par les actions des hommes. L’artiste arpente les strates des paysages et dans cette approche contemplative, il élabore des idées, il dessine ce qui pourra advenir dans le processus de son travail, déployant souvent des travaux sériels qui pourraient être des sortes d’analogies de ces migrations. Les alluvions naturels s’agrègent aux assises de la pensée en développant à la fois des problématiques géologiques, géographiques, cartographiques, et plus en sourdine sans être négligées, des questions écologiques. Infusé de ses multiples marches, imprégné de silence, de lenteur et de solitude, le corps mettra bientôt en mouvement le geste qui insufflera l’œuvre à venir.

Si on trouve une dimension conceptuelle dans le travail d’Harold Guérin, il demeure d’une généreuse simplicité, d’une claire accessibilité. Il interroge sans présomption. Et il est avant tout poétique, ne serait-ce qu’en transmuant des objets en sculptures, estompant avec subtilité l’écart entre ces deux statuts. Ses Focus sont un exemple limpide de cette démarche. Il s’agit d’une série de téléobjectifs façonnés à l’aide de strates accumulées de différentes terres. Ils deviennent alors au delà de leur statut d’outil photographique, des échantillons du paysage tel des cylindres retirés du sol pour obtenir un prélèvement géologique. « Un parallèle formel est ainsi établi entre le processus de captation d’image photographique et la matérialité du paysage. »(3) Dans la série de ses dessins Frictions, la poussière de terres issue de différents sites frictionnée à la main sur du papier font apparaitre des schémas de phénomènes géologiques. « À leur tour, les couches sédimentaires de la croûte terrestre se brisent et se frottent les unes contre les autres ».(4) La pelle de l’œuvre To dig, dug, dug, arbore la noblesse magnifique de son matériau, le grès rose dont la douceur évoque la fragilité d’une peau infantile. Le statut d’objet est parfois détourné à la manière presque surréaliste, où l’objet usuel est promu à la dignité d’une œuvre d’art. L’artiste flirte avec l’âme duchampienne en l’abordant dans un miroir inversé. Ce qui est en effet important, c’est la reconstruction d’un objet avec un matériau choisi qui ne sera pas celui de l’objet ready-made. Un déplacement s’est opéré par un jeu (sérieux) d’appropriation.

D’emblée, le monde de Maude Maris est doux et harmonieux à mes yeux, comme l’occasion d’une fête sensible, comme une douceur raffinée à la fois tactile et gustative, liée au rayonnement de la lumière, à son intensité, sa diffusion, à ses métamorphoses silencieuses. Ce monde est aussi flottant. D’une propreté lisse, il garde la liberté d’une certaine indécision ou d’une ambiguïté. Il ondule, fluctue, sans jamais être confus ni figé. Pas de mollesse dans les masses des objets peints mais une tenue élégante et tonique. Ce qui pourrait être vu parfois comme un agencement impassible et stoïque tant il est soigneux n’en est rien, car la palette savoureuse de l’artiste est d’une grande onctuosité. Sur ces surfaces paisibles évoluant entre la nature morte et le paysage, le geste délicat de la peintre est de l’ordre d’une caresse et m’évoque tant dans les couleurs que dans la délicatesse du pinceau, l’univers d’un Morandi. À travers une démarche dans laquelle peinture, sculpture et architecture sont intimement associées, on trouve ici une prépondérance évidente de la représentation de l’espace et de sa composition. Une géométrie précise, quasi musicale qui tisse des liens entre les choses. Les reflets y sont parfois présents pour en multiplier et en moduler les points de vue. «Le reflet, en créant un nouvel espace au sein d’un autre, étend les limites de ce qui est représentable en peinture. Il nous montre un point de vue auquel le spectateur n’avait pas accès ».(5)

L’artiste crée des espaces factices avec un sens aigu de la scénographie. Presque chorégraphique, cet ordonnancement méticuleux est une sorte d’inventaire (é-)mouvant d’objets qui semble tenter une nomenclature éclairante du monde. « Acteurs d’une gestation étrange »(6), les objets sont partout présents dans les peintures, qu’ils soient artificiels ou naturels tels que des pierres ou des fossiles. Ils sont énigmatiques, équivoques, élusifs, presque indéfinissables parfois mais semblent pourtant murmurer une sorte de narration ténue, comme peuvent le faire certaines mises en scène de natures mortes. Parfois dotés d’une curieuse aura, ces petits objets de catégories très différentes sont accumulés dans l’atelier de l’artiste : « J’utilise des résidus, ou des choses jetées que je rencontre par hasard ». Puis ils sont coulés dans du plâtre. Cette manipulation laisse apparaître de multiples accidents de la matière leur conférant parfois un statut indéfini. Cette plasticité fragmentaire réveille son potentiel de transformation et d’abstraction. Une gueule d’animal devient un organe humain, une figure déformée devient l’ombre tortueuse d’un paysage, une forme tronquée, rendue primitive ou fantaisiste, devient l’imperfection des dessins d’un crépuscule. « Quand je moule un objet que j’ai collectionné, je change certains détails, certains indices figuratifs et certaines proportions. Cela constitue un mouvement vers une sorte d’abstraction, afin d’arriver à l’essence de l’objet. Il devient alors ouvert à l’interprétation du spectateur ».(7) Enfin les dernières étapes du processus sont de photographiés ces éléments, puis de les peindre à partir de la photographie. Cette succession de gestes sont autant de strates questionnant la spécificité de l’espace pictural. Et la question de la peinture, Maude Maris la pose avec une rare intelligence.

Kristina Shishkova peint des étendues habitées de roches et de glaciers, façonnées de profonds miroirs d’eau, formées d’horizons esquivés, d’aubes improbables et persistantes. La peintre crée des paysages qui apparaissent comme des espaces recomposés, insondables, hallucinés. Parfois d’une singularité quasi surnaturelle comme une aurore boréale, ils résultent de réminiscences fines d’expériences sensibles vécues dans de véritables paysages naturels. « Je me construis une banque d’images à partir des éléments et des expériences visuelles rencontrées dans la nature. Je m’intéresse au paysage : les rochers, les formes naturelles, les textures et les couleurs qui se créent sur une surfaces par l’érosion. »(8) Comme assemblés à la manière de collages, ces sites peints semblent transfigurés, affublés de plusieurs facettes. Disparates, ils restent toujours équilibrés, ils sont harmonisés. En déplaçant des éléments de leur contexte pour créer de nouvelles architectures bucoliques, l’artiste joue avec notre perception. De par l’ambiguïté de leur provenance, il s’élabore une certaine étrangeté. Sans être conceptuels, ces paysages combinés sont mentaux. Jamais hasardeux, ils sont reconstitués à partir d’une mémoire d’impressions dérobées lors de promenades et alliées à des images. Par là même, ils demeurent fondamentalement imaginaires. Recomposés sans jamais être artificiels, leur prestance est majestueuse, souveraine. Grave mais pondérée, elle ne pavoise pas. La nature éprouvée et la peinture sont en constant dialogue, comme si l’artiste en peignant tentait de déplier le temps, de fixer le défilement du paysage pour pouvoir perpétuellement l’explorer et le contempler à l’infini.

Par ailleurs, le propos de la peinture de Kristina Shishkova n’est jamais de laisser l’empreinte de la main ou d’inscrire sur la toile la trace du geste. Cette démarche serait beaucoup trop bavarde ou démonstrative pour une artiste plutôt discrète et réticente à la dissertation. En revanche, la présence des matières est tout à fait remarquable, savoureuses et sensuelles. Leurs alliances sont parfois contrastées voire contradictoires et c’est là un enjeu : «  Je considère mon travail comme une mise en tension des couleurs, des formes et de la matière travaillée de manières différentes. »(9) Sans toute fois dégorger de saturation, les textures sont copieuses. On pourrait même avancer que la peintre aurait plaisir à plonger dans la matière picturale pour pouvoir contempler les paysages internes d’un tableau.

La dernière fois que je suis allée dans son atelier, j’ai remarqué une toute petite pierre délicatement posée sur le chevalet, au pied d’une toile à peine ébauchée. D’une autre manière que Maude Maris, les minéraux constituent souvent ici un élément de la recherche et du processus, ce qui confère sans doute à beaucoup de toiles leur paisible mutisme. « (…), les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable ou de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, immédiate. »(10) De cette perfection quasi menaçante, car elle se fonde sur la privation de vie, de cette  « immobilité visible de la mort »(11), Kristina Shishkova fait une vibration chuchotante tel le bruissement d’un soupir – elle crée un paysage agissant.

J’ai rencontré le travail de Stéphane Thidet par la vidéo et le son, ce dernier étant essentiel dans son travail, même lorsqu’il n’y en a pas. Par la suite, j’aborde ses « installations » pour ne pas dire « sculptures » car l’artiste ne se sent pas sculpteur à part entière, terme d’ailleurs restrictif par rapport à la diversité des champs qu’il aime à explorer. Il préfère dire qu’il conçoit des objets, allant de la taille d’une petite boite à musique de 8 cm à celle d’une maison traversée par une pluie incessante(12), aussi douce que corrosive, rappelant à la fois la maison en bois dans la forêt d’un Thoreau et la datcha du Miroir de Tarkovski, qui lutte contre sa propre destruction. Il érige des espaces magnifiques qui convoquent bien davantage la profondeur vertigineuse du temps philosophique qu’une question sur l’habitat. En plaçant deux branches au-dessus d’une masse d’eau immobile et noire comme de l’encre, qu’elles frôlent en un lent mouvement circulaire tel deux grands pinceaux de lavis japonais(13). En allant puiser le son du champ magnétique du soleil dont les fréquences viennent faire vibrer deux énormes gongs sous les arcades d’une chapelle(14). Il construit des dispositifs parfois très complexes dans leur réalisation, sans jamais mettre au premier plan des questions de forme. Chez lui, l’intention prime, ainsi que la décision d’un geste et par là même de ses conséquences, parfois imprévisibles et risquées. « Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles formes, mais d’utiliser ce qui m’entoure en travaillant avec des objets, des lieux, des espaces existants ».(15) Les œuvres naissent souvent d’un geste simple, qui, tout en évitant toujours la nostalgie, peuvent révéler la fragilité inhérente au mouvement, à la vie même – voire aussi à l’agonie, lorsqu’il tend à l’oblique un bougeoir qui ne permet plus à une chandelle de s’écouler « normalement » mais de s’épancher rapidement comme la crue d’un fluide, de se répandre au sol.(16) C’est aussi un objet qui pourrait surgir d’un livre de Lewis Carroll tant par son incohérence fonctionnelle devenue purement poétique, que par l’inquiétude que cette anomalie génère. «  C’est ce petit no man’s land entre un état de fonctionnalité et un état de destruction que j’essaie d’explorer ».(17) Le geste de l’artiste s’intéresse à la précarité des choses.

Il peut aussi évoquer la sauvagerie – ou le fantasme du sauvage – en sollicitant la présence animale, intimement lié à la notion de territoire comme dans sa vidéo Half Moon, ou avec La meute lorsqu’il décide d’introduire un groupe de loups dans un parc, dans un « extrait » de paysage artificiel construit par l’homme. Ce geste remet au centre du regard l’animal qui a été repoussé bien au-delà de son territoire spolié par l’homme, mais c’est également un geste qui contient en lui un débordement toujours possible, une invasion imminente comme si l’artiste voulait que quelque chose lui (nous) échappe. Un geste qui ne laisse pas indemne, et qui par là-même se dérobe aux spectateurs. Un geste magique qui ouvre à la possibilité d’entendre les hurlements des loups dans le tissu urbain au milieu des hommes, tout en renouant avec une « intranquilité » viscérale.

La palette des significations du travail est large, d’un curseur qui ne cesserait d’évoluer et de se déplacer habilement entre deux points : le poétique et le politique. D’une pièce à l’autre, il s’agit de mettre à l’épreuve l’expérience, et celle de l’artiste lui-même qui reste toujours en quête de renouvellement. « L’efficacité est une notion dans laquelle on ne peut être qu’enfermé ».(18) Le travail de Stéphane Thidet est toujours une expérimentation, c’est ce qui le met en mouvement, tendu entre une énergie paisible et le surgissement potentiel d’une tragédie.

Juliette Fontaine, janvier 2020

(1) Bram Van Velde, Rencontre avec Bram Van Velde, avec Charles Juliet, 1978
(2) Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942
(3) Harold Guérin, description sur son site
(4) Harold Guérin, description sur son site
(5) Maude Maris, conférence donné à Toulouse Reflets : « quand la forme quitte le corps », 2019
(6) Éva Prouteau, texte écrit à l’occasion de l’exposition de Maude Maris Souvenirs de Téthys, Chapelle Jeanne d’Arc, Thouars, 2018
(7) Maude Maris, entretien avec Philippe Piguet, « Maude Maris : fragment, couleur, masse », 2016
(8) Kristina Shishkova, entretien sur ParisArtistes, juin 2015
(9)Kristina Shishkova, entretien sur ParisArtistes, juin 2015
(10)Roger Caillois, L’Écriture des pierres, 1970
(11)Roger Caillois, L’Écriture des pierres, 1970
(12) Stéphane Thidet, Sans titre (Le Refuge), Bois, meubles, pompes, eau, 550 x 350 x 480 cm, 2007
(13) Stéphane Thidet, Solitaire, Eau, bois, moteurs, souches d’arbres échouées, cables, Installation In situ, Collège des Bernardins, 2016
(14)Stéphane Thidet, D’un soleil à l’autre, Antenne radiotéléscopique captant les fréquences émises par le soleil, deux gongs, amplificateur, audio-transducteurs, Dimensions variables, Installation In situ, Abbaye de Maubuisson, 2016
(15) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009
(16) Stéphane Thidet, Dernière minute, bougeoir mural tordu, bougies, fragment de plancher, dimensions variables, 2017
(17) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009
(18) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009

Image : Stéphane Thidet, Half Moon, 2012, vue d’exposition, 2020