Le Silence est d’or

Exposition collective avec Virginie Descamps, Irina Rotaru et Gabrielle Wambaugh, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars 2017, Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

« Le silence réalise, en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’altérait pas. » Maurice Merleau-Ponty

« C’est le moment où le silence est si grand que tout peut arriver. » J. M. G. Le Clézio

Le Silence est d’or. L’œuvre d’art ne délivre pas un sens à la manière des messages que l’on échange en communiquant par le langage. Elle n’a pas prioritairement une fonction de communication car cela supposerait qu’il faudrait comprendre une œuvre pour la recevoir et l’apprécier. Ce n’est pas le cas.

Le titre de cette exposition Le Silence est d’or n’est bien entendu pas littéral, mais déjà donne sens par l’aridité ronde de sa forme poétique : une ligne japonaise, un haïku (inachevé). Il ne s’agit pas d’évaluer la présence du silence dans les œuvres des trois artistes exposées, mais peut-être plutôt l’amplitude de leur rigueur toute voluptueuse qui les sous tend et en affecte l’évidence de la représentation qu’elles proposent. Et en effet que représentent-elles ? De l’espace ? Du temps ? Des corps ? De l’organique ? De l’animal ? Du végétal ? Du minéral ? De l’objet ? En fait, des agencements possibles de ces univers différents et qui les rendent intimement liés. Elles sont surtout des matières de la pensée en mouvement. Elles créent des espaces d’expériences sensibles multiples qui nous désorientent et nous ravissent dans leur duplicité de sens.

Les œuvres de Virginie Descamps, d’Irina Rotaru et de Gabrielle Wambaugh flirtent avec les limites de la représentation, elles sont ambivalentes. Si elles ne sont pas bavardes, c’est qu’elles donnent à voir des interstices : lieux de ce qui reste sous-jacent, mezzo voce, de ce qui va surgir, on ne sait pas quand, ni par quels détours. C’est cette tension qu’elles mettent en œuvre, chacune dans leur singularité, c’est ce fil tendu qui les mettent dans une résonance vibrante tout en étant charnelle avec le monde. Ces œuvres ne délivrent pas de message mais elles augurent, présagent, tracent, révèlent peut-être mais dans l’infime, le creux, le hiatus, le pore, sans jamais informer, dénoncer et encore moins prouver. Elles se renouvellent librement et à fleur de peau dans la réception dont elles sont l’objet.

Si elles ont des univers chacune très singuliers, ces artistes partagent toutes les trois une intelligence de l’assemblage des formes et-ou des matériaux. Il me semble qu’elles travaillent avec la question de l’agencement dans un espace, de l’écriture d’un territoire qui pourrait être habité par un montage de forme entre elles. De fait, devant les œuvres de ces femmes, nous sommes devant notre propre altérité. Nous sommes invités à la possibilité d’une rencontre. Leur sensualité nous accueillant toujours.

Virginie Descamps est une glaneuse de formes puisées dans notre « biotope » urbain et quotidien. Elle a une prédilection pour les matériaux ordinaires, souvent fragiles, en opérant un détournement flirtant avec l’esprit surréaliste, mais ce n’est qu’un flirt : le détournement s’opère non pas exclusivement dans leur fonction mais dans leur confection avec des matières artisanales, et par là-même nobles dans leur savoir-faire (glaçure sur céramique, grès émaillé, porcelaine…), alliées à des matières industrielles (mastic, silicone, pâte à modeler, latex…). Le résultat propose des objets hybrides qui déstabilisent la lecture de l’espace dans lequel ils sont disposés.

Irina Rotaru est méthodique et libre. À l’instar de la pensée Oulipienne, chez elle la contrainte ouvre un vaste champ des possibles. Je pense à ces grands dessins récents que j’ai vu il y a peu dans son atelier. Sur ces grands formats (à sa taille, peut-être plus grands qu’elle), sur papiers artisanaux japonais, sublimes dans leur trame sensuelle et délicate (comme une peau humaine), elle agence des grandes formes dessinées d’une seule traite sans décoller le crayon de la surface du support, puis elle les « remplie » aux crayons de couleurs. Devant ces œuvres, on ressent physiquement l’effort de l’application du crayon, de la main, du poignet, du bras, et de la totalité du corps, tendus dans ce geste constant et régulier pour créer une uniformité des aplats des couleurs la plus parfaite possible.

Gabrielle Wambaugh dit dans un entretien qu’elle « bidouille ». Grande humilité. Elle assemble des matériaux en fonctionnant par ricochets. Elle construit des sculptures parfois à très grande échelle (6 mètres) et elle les construit seule. Mais elle n’est pas dans une dynamique performative ou sportive, c’est l’énergie du corps qui donne forme. Elle est sculpteur avant tout. Dans une lignée historique (le colosse frondeur Auguste Rodin, l’artisan spirituel Constantin Brancusi), elle les bouscule d’un revers de main tout en ayant sensiblement appris d’eux.

Chapeau bas à ses trois araignées travailleuses. Il est vrai que j’aime profondément les œuvres de Louise Bourgeois, et si je convoque l’animal araignée en une métaphore filée (ça tombe bien), j’en tire le fil car il me semble que ces trois femmes artistes ont à voir avec cette grande artiste visionnaire. Dans leur liberté. Dans leur liberté de femme artiste où se pose toujours la question insoluble, mais sensible, de la conception d’une œuvre faite par une femme. Conception soit disant très différente des œuvres faites par les hommes. Je n’ai pas de réponse évidente et je crois que c’est sans gravité. La question demeure toutefois essentielle.

Regardons les œuvres de ces artistes femmes. Chacune nous donne un lieu d’accueil. Et bien au-delà d’un ventre.

Juliette Fontaine, janvier 2017

Image : Virginie Descamps, Trébuchet, vue d’exposition, 2017