Texte du catalogue de l’exposition solo de Bruno Gadenne, Agence Andersen & Associés, Luxembourg, 2018
Bruno Gadenne est un globe trotter, un voyageur. Il est mu par le désir puissant d’aller expérimenter et vérifier la beauté du monde. Celle des paysages primordiaux, de la jungle, de la forêt primaire et d’autres terres lointaines. Une attitude romantique contemporaine dans laquelle il accumule, sur des carnets de croquis et dans sa mémoire, des réminiscences et les « rêveries d’un promeneur solitaire »(1) qu’il ramène à l’atelier. Ces paysages qui ont été traversés par le corps du peintre sont retranscrits sur la toile à partir de photographies prises par lui-même et retravaillées sur ordinateur. Le traitement des images crée une subtile déformation de la lumière, une étrangeté alliée à un émerveillement qui demeure intact.
Au regard du geste de cet artiste, émerveillement et attitude romantique sont à prendre à notre époque au sens le plus fin des termes. Au XIXe siècle, si on a beaucoup dit – à juste titre – que le romantisme était une réaction contre le classicisme, une autocritique de la modernité et du triomphe de la rationalité, ou encore une lutte contre un désenchantement du monde et une perte de son sens métaphysique, il fut bien plus que cela : une nouvelle vision du monde, absolument inédite. Détrôner l’homme et réhabiliter le paysage pour le mettre au centre du regard fut une révolution. Une révolution du regard bien entendu et, au-delà, de la question « qu’est-ce que voir? » qui se rejoue de manière cruciale dans une société où l’on voudrait de plus en plus restreindre notre champ de vision, et donc notre pensée. Peindre la nature, et celle non apprivoisée par l’homme, c’est donner forme à l’informe, à ce qui échappe, car le paysage déborde toujours du cadre du tableau et prolonge la vision en lui restituant de la liberté.
Le paysage éveille en nous des émotions multiples. Il peut nous émouvoir aux larmes en nous saisissant jusqu’à la gorge, ou renouer aux sources insoupçonnées de notre enfance avec ses joies irrépressibles. Se faisant écho à la dichotomie kantienne, le premier est l’expérience du sublime, un émerveillement presque béant mêlé d’une certaine crainte de l’illimité, de l’inconnu. Le second est celle de la beauté, éveillant une profonde gaîté bénigne. « La nuit est sublime, le jour est beau »(2). Devant un paysage de la main de ce jeune peintre, nous sommes assurément du côté du sublime, même dans l’éclat d’une lumière du jour.
Aucune abstraction dans ce travail, même s’il y a une distorsion ténue distillant une réalité troublée. C’est une philosophie initiale, réitérée et affermie qui veut que la peinture est à rendre compte de l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une toile de l’artiste, certains détails sont d’une précision inouïe, quasi hallucinée. À la vie silencieuse des magnifiques natures mortes de Chardin, j’appliquerais volontiers les propos de Diderot à beaucoup de paysages de Bruno Gadenne. « Ô Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile »(3).
Et parce que le processus de création n’est pas linéaire, toujours un apprentissage infini et un risque renouvelé, parfois le jeune peintre s’éloigne de ce réalisme vertigineux et s’aventure dans des gestes débridés. C’est le cas dans les toiles Cascade-Variation I, Cascade-variation VI et Feu I (4). La vitalité qui bruit dans les végétaux foisonnants hyper réalistes sont ici retranscrits dans la trace du geste même, dans un apport débordant du corps. D’un seul coup, l’érotisme effleurant devient matière de la peinture. Sans contradiction, c’est le début de la construction d’une passerelle entre un geste d’effleurement sensuel et celui d’une organicité plus brute, un élément d’une écriture picturale qui s’inaugure peut-être.
La nuit est essentielle dans de nombreuses toiles. Du côté de L’Autre versant, avec Les Idoles (5). Les teintes ombreuses ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. Dans l’érudition des ténèbres, l’artiste crée des lumières transgressives à l’heure du loup. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – il apporte un geste révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes. Une vision multiple de sens. Une utopie.
Et parfois la nuit brûle (6). Mais aussi l’aube, ou le crépuscule, les chemins de traverse de la nuit (7). Nue, la nuit se mue en feu. Confident de la foudre, l’incendie se gonfle et rompt d’avance l’éclat du soleil à venir. Il est une incision du temps et une nouvelle sente ouverte. On le garde à distance car il est dangereux, une « menace » (8). Il semble d’emblée dévisager clairement toute l’inquiétude sourde que nous ressentions dans la nuit de la forêt épaisse. Dans le seul fait de la nuit, il y a cet écart, ce léger mais profond « feulement d’inconnu » (9). On ripe à la surface d’un monde altéré, empli d’inquiétudes irrationnelles, « de mouvements effarés » (10).
Quand un animal surgit dans ce drôle de silence, son apparition est d’une beauté archaïque, un saisissement comme la force de l’image d’un rêve. L’animal est dans sa nuit, et nous sommes dans notre nuit, nous y sommes l’un et l’autre. Dans cette émergence magnifique, nous renouons avec une appartenance à la nature qui nous a rendu au monde mais que nous avions rangé dans un des tiroirs reculés de notre mémoire. À mes yeux, les représentations de la jungle évoquent l’atmosphère du film Tropical Malady du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dans lequel une légende ancestrale est contée : au cœur d’une forêt touffue et inquiétante, un homme peut être transformé en un fauve. Devant une toile de Bruno Gadenne, tout en glissant à la lisière d’un monde métamorphosé, nous sommes à l’affut d’une apparition. L’élégante bestialité de ses paysages leur confère un caractère hors du temps. Dans ces lieux indéterminés, non dénués d’un érotisme pudique, un équilibre se joue entre l’intensité des noirs et la révélation d’un foisonnement incroyable de détails. Le proche se diffuse avec le lointain et le lointain fait vibrer le proche.
Nous sommes devant un monde primitif, devant des terres encore non colonisées et avilies par l’homme. La végétation est exubérante, la forêt est pleine de bêtes, elle est habitée de sa sauvagerie et parturiente de son innocence première. On entend les cris des singes et d’autres animaux presque méconnaissables, on imagine les pas sourds d’un grand félin, on sent la fragrance des multiples essences. La peur de l’homme y est prégnante. Ce dernier a conscience que chacun de ses déplacements a une incidence sur ce qui l’entoure. Quelle merveille ! Nous sommes à nouveau nus comme la plupart des rares figures des toiles de l’artiste. Dans un plaisir inavoué, nous devenons un élément constitutif de la poésie du panorama. Si nous avançons dans le tableau, nous entrons dans la forêt rejoindre les bêtes, nous entrons dans l’excavation de la grotte, nous nous enfonçons dans les plis denses de la jungle, nous nous baignons dans la chevelure glacée du torrent, nous brûlons dans l’incendie, nous disparaissons dans la sensualité du site.
Le paysage est indissociable du devenir, souvent représenté par la ligne visible de l’horizon. Là d’une autre manière, la structuration du paysage ne se fait pas par l’horizon, tout particulièrement lorsque nous nous enforestons (11). Cette jonction du sol et de l’azur est derrière, cachée, enfouie, en perspective indiscernable. Si cette dernière est aussi ce qui se dérobe à la vue du sujet, si elle est ce qu’il y a au-delà, la texture végétale est ici totalement immersive, enrobante, voire frontale (12). Dans cette luxuriance, nous sommes sur la lisière où la terre demeure intouchée du ciel.
Juliette Fontaine, 2018
(1) Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire, ed. Livre de Poche, 1782
(2) Emmanuel Kant, traité sur le sublime et le beau intitulé Critique du jugement, Librairie philosophique de Ladrange, 1846
(3) Denis Diderot, à propos de Jean Siméon Chardin, salon de 1763
(4) Bruno Gadenne, Cascade-Variation I et Cascade-Variation VI, huile sur toile, 50 x 60 cm, 2016 / Feu I, huile sur toile, 40 x 60 cm, 2017
(5) Bruno Gadenne, L’Autre versant, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2015 / Les Idoles, huile sur toile, 130 x 162 cm, 2016
(6) Bruno Gadenne, Incendie II, huile sur toile, 100 x 150 cm, 2017
(7) Bruno Gadenne, Les Soldats blancs, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(8) Bruno Gadenne, La Menace, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(9) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(10) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(11) S’Enforester est le terme choisi par Bruno Gadenne pour le titre d’un ensemble de toiles récentes
(12) Bruno Gadenne, Les Rapides, aquarelle, 29 x 39 cm, 2017 / Les Troncs blancs, huile sur toile, 110 x 140 cm, 2017
Image : Bruno Gadenne, Les Flots, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2016