Exposition collective avec Bruno Gadenne, Vassilis Salpistis et Juliette Vivier, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars 2018,Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.
« … des ténèbres, d’épaisses ténèbres, recouvrent la terre, maculent le ciel, investissent notre dedans. Et tout aussi brusquement une lumière tombe qui dissipe cette prévarication nocturne, la ramène à rien, l’humilie presque (…). Les clartés de l’obscur, l’offrande d’un ajour, minceur de la plus haute nuit. » Yves Peyré
« Le noir c’est la reine des couleurs ! » Auguste Renoir
L’Évidence de la nuit évoque en premier lieu le paysage. Les tréfonds du paysage, et peut-être même ceux des êtres qui le traversent, qui s’y cachent ou émergent de ses plis. Son intimité indicible. Son énigme. Si la nuit fait songer naturellement au ciel, son immensité, avec les songes qu’elle convoque, la nuit est ici autant la terre, la forêt, le jardin, le sol lunaire, la grotte, la clairière déflorée, l’épaisseur vaporeuse des nuages, le chant de la source d’eau, le silence des pierres et des végétaux. Le silence habile des bêtes. Le silence de la déambulation des hommes. Elles sont pourtant rares ces présences humaines dans ces « paysages avec figures absentes » (1). Toutes les formes paraissent sortir de l’ombre. Elles vibrent. Comme des fantômes. Comme des âmes incrustées dans la vacance de l’horizon.
Si, comme le proposait Gilles Deleuze, il faut parfois « délirer le monde » pour le comprendre, souvent le paysage se rêve tout en le foulant. Il y a une contemplation rêveuse et errante du paysage et de ses formes. En les traversant, nous faisons une expérience de nous-mêmes en nous absentant de nous-mêmes. Dans nos promenades, les espaces du dedans et de dehors, réfléchis en miroir, conduisent à une jubilation reposante qui nous ramènent à des images profondes et immémoriales. Dans la poétique de la rêverie bachelardienne, la valeur onirique d’un paysage vient d’abord de la matière substantielle qui l’habite. « On ne rêve pas profondément avec des paysages. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières » (2). La terre est l’élément le plus immédiat, le plus proche, le plus familier de notre expérience humaine, dont nous faisons l’expérience spontanément dès que nous prenons conscience de la pesanteur de notre corps propre. Dans le prolongement du sol, nous devenons en consonance, en syntonie avec la nature dans sa multitude, faune, flore, minéraux, et au-delà avec le cosmos.
La nuit désigne un milieu qui inspire la pensée, mais elle est aussi simplement le noir dans la peinture, dans la palette du peintre, dans l’encre du graveur. Dans la pratique de la gravure, il est incontournable, une évidence, c’est sa matière même. Parfois il est « la manière noire », procédé en taille douce. Dans la peinture, le noir est plus problématique, parfois dialectique. Il n’est pas une couleur au départ. Il peut ternir rapidement les teintes. Ce sont les « couleurs patates » d’un Van Gogh qui dans sa correspondance avec son frère Théo écrit que le noir n’existe pas dans la nature. Chez un Édouard Manet, les noirs dévorent la toile, coulent en drapé de lave. Dans certains tableaux de Diego Velasquez, il est un creux, un trou qui crée le volume de la lumière elle-même. Chez un Francesco de Goya, il figure le présage sombre de la nature humaine. Jusque dans une attitude radicale plus contemporaine de Pierre Soulages où les différents traitements du noir révèlent sa propre lumière interne, d’une matière à la fois organique dans son épaisseur et lisse, infra-mince.
Les teintes ombreuses de Bruno Gadenne, de Vassilis Salpistis et de Juliette Vivier ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. D’une organicité personnelle. Bruno Gadenne crée des lumières transgressives à l’heure du loup, Vassilis Salpistis creuse à même la nuit dans un vertige de prestidigitateur, Juliette Vivier la refaçonne en mailles stratifiées et dessinées entre l’ivoire et l’ébène, avec des nuances de gris magnifiques.
Aucune abstraction chez ces trois artistes, même s’il y a une distorsion de la réalité. C’est une philosophie initiale et partagée, réitérée et affermie qui veut que la peinture ou la gravure est à rendre compte de l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – chacun apporte un geste révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes. Une vision multiple de sens. Une utopie.
Bruno Gadenne est un globe trotter, un voyageur. Il est mu par le désir puissant d’aller expérimenter et vérifier la beauté du monde. Celle des paysages primordiaux, de la jungle, de la forêt primaire et d’autres terres lointaines. Une attitude romantique contemporaine dans laquelle il accumule, sur des carnets de croquis et dans sa mémoire, des réminiscences et les « rêveries d’un promeneur solitaire » (3) qu’il ramène à l’atelier. Ces paysages qui ont été traversés par le corps du peintre sont retranscrits sur la toile à partir de photographies prises par lui-même et retravaillées sur ordinateur. Le traitement des images crée une subtile déformation de la lumière, un trouble, une étrangeté alliée à un émerveillement qui demeure intact.
À mes yeux, ses représentations de la jungle évoquent l’atmosphère du film Tropical Malady du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dans lequel une légende ancestrale est contée : au cœur d’une forêt luxuriante et inquiétante, un homme peut-être transformé en un fauve. Devant une toile de Bruno Gadenne, tout en glissant à la lisière d’un monde métamorphosé, nous sommes à l’affut d’une apparition. La sauvagerie de ses paysages leur confère un caractère hors du temps. Dans ces lieux indéterminés, non dénués d’un érotisme pudique, un équilibre se joue entre l’intensité des noirs et la révélation d’un foisonnement incroyable de détails. Le proche se diffuse avec le lointain et le lointain fait vibrer le proche.
Vassilis Salpistis ruse avec la représentation. Le tableau est une illusion du paysage ce qui n’exclue aucunement sa grande sensualité. Bien plus que de chercher à montrer ce que l’on voit, le peintre nous propose la représentation d’une idée du monde. Le peintre crée une brèche dans la ressemblance qui la lézarde, une perte des limites des formes et permet au regard du spectateur de terminer le tableau. Loin d’un déficit de la vision, il donne de la liberté au regard.
Cette brèche est d’emblée présente dans le geste de l’artiste, dans sa manière de travailler. Vassilis Salpistis procède par superpositions de couches, puis par excavation de la matière. Dans un acte quasi archéologique, il la fouille, il la creuse, la retire pour rendre visible ce qui est enfouit sous elle. Les techniques utilisées sont parfois surprenantes et pourraient paraître inadaptées, comme l’utilisation du fusain ou de la craie grasse sur la toile. Ces matériaux inhabituels deviennent difficiles à travailler. « J’aime que les matières me résistent » dit-il. En arpentant les forêts de Chantilly et de Fontainebleau, en allant dessiner la jungle dans les serres du Jardin des Plantes, le peintre démontre une prédilection pour des paysages à proximité de son environnement et apprivoisés, construits par l’homme. Le paysage n’est pas la Nature. Par là même, cette posture questionne de manière radicale et fine, ce qu’est le paysage aujourd’hui.
Juliette Vivier est dans la recherche impérieuse d’une adéquation entre le fond et la forme. Ses compositions d’une grande puissance bâtissent des mondes scrupuleux de réalisme pour de suite s’en émanciper. Elle s’en libère en créant du chaos d’une ordonnance singulière dans un paysage organisé, en imaginant des lieux hors du monde. S’ils sont indéterminés, ils sont toujours réalisés avec une précision vertigineuse. Un travail d’orfèvre façonné avec l’humilité d’une artisane mais qui demeure ambitieux dans la complexité de ce savoir-faire. Il y a dans son travail une narration sourde, discrète qui pourtant ne raconte aucune histoire mais révèle la poétique d’un paysage à entrées multiples, ouvert. Un paysage « millefeuille » pour reprendre ses propres mots, à plusieurs strates géologiques dont elle fait une fouille patiente.
Juliette Vivier est dessinatrice et graveuse. Pour autant, elle travaille aussi avec des outils informatiques et introduit une contemporanéité incontestable dans son travail. Elle crée des paysages improbables à partir de logiciels Open Source, tantôt d’animation 3D, tantôt basés sur des algorithmes fractales ou encore utilisés pour faire des statistiques. La gravure chez elle n’est donc pas une fin en soi mais une étape du travail. En passant par le virtuel, ses territoires restent toujours très affectueusement attachés au paysage naturel, autant dans ses gravures que dans ses dessins où un nuage atomique se meut en ramure d’arbre.
Juliette Fontaine, janvier 2028
(1) Philippe Jacottet, Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970
(2) Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Corti, 1942-1971
(3) Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire, Livre de Poche, 1782
Image : Bruno Gadenne, Les Flots, 2016 et Vassilis Salpistis, Le Sentier des carriers, 2013, vue d’exposition, 2017